Musiques de Mayotte
Une musique spirituelle issue du soufisme : Le mawlida shenge
publié par
Cécile Bruckert
08 novembre 2023
Littéralement, le terme de mawlida shenge désigne, dans la tradition soufie, une cérémonie de veillée en l’honneur de la naissance du prophète Muhammad, allant du coucher au lever du soleil. Cette pratique très ancienne remonterait probablement au 12ème siècle. Elle est toujours vivante, se transmet entre les générations et regroupe en même temps hommes et femmes selon une organisation ritualisée et codifiée. Les chants louant le prophète sont en arabe classique, ce sont des poèmes issus du patrimoine soufi, plusieurs fois centenaires et parfois millénaires. Les danses et la musique peuvent mener à la transe tel un subtil dialogue entre dévotion et possession. Le mawlida shenge est une pratique à la fois sociale et spirituelle, un ensemble indissociable qui participe à la cohésion intergénérationnelle et permet de ressentir l'appartenance à une histoire, une culture communes.
Les localisations et occasions
La plupart des villages de Mayotte ont une association appelée shama de mawlida shenge dont le ou la responsable a le statut de fundi, ce qui signifie celui ou celle qui détient le savoir et la sagesse. À l’échelle de l’île, il y a deux zones bien structurées, le Nord géré par fundi Omar, originaire du village d’Acoua, et le Sud qui comprend également Petite-Terre, géré par Maoulida Mchangama, originaire du village de Kani Be. Ainsi la tenue des manifestations est centralisée dans des plannings qui couvrent chaque semaine de l’année tous les villages. Le mawlida shenge est organisé pour marquer des événements de la vie spirituelle tels que le hadj, au retour du pèlerinage à la Mecque, à la date anniversaire du Prophète, ou le jour de l'Aïd El Fitr. On note aussi cette pratique dans le cadre familial pour la réalisation d’un vœu nadhara ou lors d’un deuil, le jour du décès ou de l’enterrement, telle une prière pour accompagner le défunt, puis au 3ème jour, raru, au 9 ème jour, shendra, au 40 ème jour, arbayini, ou encore après 12 mois, hawuli. Il se pratique également à différentes étapes du mariage tel que le cortège nuptial diurne, manzaraka, ou lors de la cérémonie nuptiale nocturne, madjilis. La pratique s’est étendue à la vie sociale ou politique, pour la lutte syndicale, au moment des élections ou pour la défense de Mayotte française, cette fois entre prières et rites animistes puisque le mawlida shenge se tenait également dans les ziara, lieux répartis sur l’ensemble du territoire pour ces pratiques rituelles toujours vivantes, présentes bien avant l’islamisation. Ainsi dans certains sites sacrés emblématiques tels que la pointe Mahabou, avec le tombeau du sultan Andriantsoly, mais aussi la mosquée de Polé en Petite-Terre, chaque année de grands mawlida shenge sont organisés en présence de fundi, de trumba, cérémonies pour les esprits des défunts, et de patrosi, cérémonies pour les esprits de la nature. Aujourd’hui, la pratique du mawlida shenge s’étend à l’occasion de jours fériés ou simplement les week-end. Traditionnellement, la cérémonie se déroule en plein air, il n'y a pas d'infrastructure dédiée. Un espace appelé bandrabandra est installé, de forme carrée ou rectangulaire, délimité par une ossature éphémère au-dessus de laquelle sont fixés des lés de tissus formant un toit souple nommé hayma. Le pourtour est habillé par des tshandaruw, tissus autrefois minutieusement brodés de motifs représentant la nature aux couleurs vives. À l’intérieur du bandrabandra, le sol est recouvert de nattes et l’espace est séparé en deux parties égales, l’une réservée aux femmes, l’autre aux hommes. Cette séparation appelée msutru est faite de tissus allant du sol au plafond. Les hommes et les femmes sont ainsi, sans se voir, en communion par la musique.
Les instruments de musique et les codes vestimentaires
Lors de chaque cérémonie, les trois types d’instruments, exclusivement joués par les hommes, font tous partie de la famille des membranophones. Le son est donc produit grâce à la mise en vibration d’une ou plusieurs membranes en peau.
Le tari est un tambour sur cadre circulaire, taillé dans du bois et recouvert d’un côté par une peau de chèvre. Le modèle joué durant le mawlida shenge est le plus grand et peut mesurer 45 à 50 cm de diamètre. Il est tenu par une main, dont les doigts exécutent des petits frappements sur la membrane. La deuxième main exerce des battements plus conséquents dans des mouvements libres. Le fumba et le dori sont des tambours à deux peaux cerclées et tendues à l’aide d’une corde lacée. Ils font partie de la famille des ngoma. Le fumba assure la base rythmique avec un son grave et le dori, plus petit et donc plus aigu, assure une ligne mélodique. Ils sont le plus souvent joués avec les deux mains.
Au niveau vestimentaire, la tenue des hommes est sobre. Ils portent un kandzu, robe unie blanche traditionnelle, et un gilet. Le couvre-chef est soit un kofia brodé, soit un stanbul rouge. Les femmes portent toutes la tenue traditionnelle constituée d’un saluva en forme de tube noué, du kishali, châle que l'on porte sur la tête ou les épaules et d'un body sous le saluva. Tel un marqueur identitaire, les femmes choisissent un code couleur identique par groupe. Elles se maquillent de msindzanu, masque de beauté fabriqué à base de bois de santal, portent des bijoux et des fleurs de jasmin.
Le déroulé
Les participants s’installent dans le bandrabandra, les hommes d’un côté ajustent les instruments et se préparent à chanter. De l’autre côté, adossées au msutru se tiennent les femmes qui chanteront en réponse aux hommes sur des indications codées. Un premier groupe chargé d’une chorégraphie du corps et surtout une gestuelle des mains se tient debout. Devant elles, d’autres sont assises et assureront des mouvements coordonnés du tronc à travers une chorégraphie libre. Les grands fundi de l'assemblée entonnent le mawlida shenge par des invocations, duwa, puis dirigée par des hommes avant que ne commencent le chant et la danse, une prière collective de la première sourate du Coran, Al Fatiha, est récitée. Par la suite, la cérémonie continue avec la lecture de poèmes psalmodiés. Progressivement, les percussionnistes accompagnent les chants. La danse s'installe aussi graduellement du côté des femmes. Durant plusieurs heures, différents chants se succèdent dans cette configuration similaire : des chants lents, assis, puis dynamiques, accompagnés de danses en position assise et debout du côté des femmes. La dernière partie du chant est une succession de répétitions pouvant durer plus de dix minutes tant que le fundi soliste ne marque pas l’arrêt. Les chants durent en moyenne dix à vingt minutes.
Une manifestation des émotions
Lors d’une cérémonie, la rapidité de certains chants, la répétitivité des rythmes aux tambours, l’effet du groupe lié spirituellement par le cœur et qui chante en chœur la passion et la vie du Prophète, génèrent des émotions qu’on peut qualifier de transe, djadiba, telle une perte de contrôle de soi. Il s’agit d’une manifestation certes individuelle mais dans une exaltation et un partage de joie en communauté. Pour beaucoup, c’est la partie la plus émouvante du mawlida shenge.
La transmission
L'apprentissage du mawlida shenge s’imprime dans les gênes, vibre dans le ventre de la mère car il fait partie intégrante de la vie. Dès son plus jeune âge, l’enfant assiste, écoute, chante, joue, participe aux préparatifs, aux événements dans son environnement familial, villageois. C’est aussi à l’école coranique, shioni, qui signifie littéralement « lieu des livres », que l’enfant apprend. Filles et garçons s’y rendent dès l’âge de 3 ans avant d’aller à l’école de la République. Le programme est axé sur l’apprentissage du Coran, qu’il soit lu, appris par cœur, écrit en caractères arabes et chanté selon une technique vocale singulière. Le recueil, notamment de kaswida, regroupe des écrits poétiques qui relatent l’histoire du prophète Muhammad aux niveaux éthique, spirituel, de façon à la fois descriptive, métaphorique et hagiographique.
Cécile BRUCKERT, à partir de la fiche d’inventaire du patrimoine immatériel rédigée par Achoura BOINAÏDI
Photo: Mawlida shenge feminin, Petite-Terre, 2007, F. Précourt.
