Instruments de musique
Le tanbour malbar - Note sur les fonctions rituelles d'un orchestre indo-réunionnais
published by
William Tallotte
24 juillet 2023

Le tanbour malbar est un tambour sur cadre joué à La Réunion à l’occasion des cérémonies religieuses organisées dans les temples hindous liés à l’histoire de l’engagisme et de la culture sucrière. Il est l’instrument principal d’un orchestre de percussions généralement composé de trois à neuf ou dix tanbour malbar, d’un morlon (tambour cylindrique à deux faces), d’un sati (petite timbale également appelée tanbour le rin) et d’un tarlon (cymbales de taille variable).
Si cet orchestre accompagne la plupart des manifestations religieuses hindoues célébrées sur l’île, il tient toutefois une place particulièrement importante lors des fêtes qui incorporent la possession et le sacrifice animal : la fête de la déesse Karli, forme féroce et redoutable de Durgā ; et celle de la déesse Pandialé, alias Draupadī, qui culmine avec la marche des pénitents sur un parterre de braises incandescentes.

Rendre propice, protéger
Le son émis par les orchestres de tanbour malbar est si puissant qu’il est souvent à l’origine de plaintes pour nuisances sonores de la part des riverains. Ces plaintes, récurrentes, ne sont pas nouvelles. Elles débutent dès le milieu du XIXe siècle avec l’implantation des premiers lieux de culte hindous sur l’île et l’organisation de processions hors des propriétés sucrières. Comme le souligne l’extrait suivant, tiré d’une lettre rédigée au début des années 1870, la nuisance que peut potentiellement occasionner ces orchestres sert à l’avance d’argument à ceux qui ne voient pas d’un bon œil la construction éminente d’un nouveau temple :
"Nous apprenons que l’érection d’un temple malbar à Saint-Paul est en projet. Le terrain acheté est situé à deux cents pas environ du Collège St Charles. La construction si rapprochée de ce temple m’oblige à vous présenter une requête qui je l’espère sera écoutée favorablement. Déjà les graves inconvénients qui résultent d’une pagode placée dans le camp de Monsieur Etienne Laprade nous en font présumer de bien plus sérieux. Très souvent, la veille de leurs fêtes, le tam-tam commence dès huit heures du soir et bat toute la nuit. Mais que dire de ces solennités où pendant plusieurs nuits consécutives une musique infernale, le tam-tam, les bâtonnets, des danses et des cris discordants mettent le trouble dans notre quartier […] Aussi ce sont des réclamations et des plaintes bien vives chaque fois que nous avons à subir une de ces funestes nuits." Extrait d’une lettre écrite par un chef d’établissement sucrier et adressée au gouverneur de La Réunion, probablement vers 1870. Archives départementales de La Réunion, série 7V1 (Culte hindouiste, 1859-1873).
Mais comment expliquer cet excès de décibels ? Certains l’interprètent comme le résultat d’une stratégie dont le but serait d’affirmer publiquement, en particulier lors des processions, la force et le dynamisme d’une communauté religieuse minoritaire et de longue date réprimée. Si l’analyse n’est pas fausse, elle omet cependant l’essentiel : dans ce contexte hindou, un volume sonore élevé est d’abord perçu comme bénéfique et protecteur. Il éloigne les mauvais esprits et neutralise, en les recouvrant, les sons considérés comme néfastes, plaçant ainsi l’espace rituel sous les meilleurs auspices. On comprend alors pourquoi l’orchestre des tanbour malbar joue fort et sans interruption lors des processions (lorsque les divinités quittent l’espace clos et protégé du temple) et lors des rites les plus importants et/ou les plus dangereux (lorsque, par exemple, une divinité est invitée à se manifester dans le corps d’un possédé).

Offrir, invoquer
En sus d’un volume sonore élevé, la musique des orchestres de tanbour malbar se caractérise aussi par la présence de battements de tambour ou patrons rythmiques distincts qui renvoient à des divinités ou des phases rituelles spécifiques. En ceci, elle évoque les musiques instrumentales et rituelles indiennes, en particulier sud-indiennes, où le répertoire est généralement élaboré de manière à ce que les fidèles puissent mettre en relation ce qu’ils entendent et ce qu’ils voient. Autrement dit, comme dans l’accompagnement musical d’un film muet, les musiciens illustrent les séquences rituelles selon des règles bien établies, relatives à leur tradition et aux temples ou catégories de temples auxquels ils sont traditionnellement attachés.
Dans le cadre des tanbour malbar et des temples de plantation indo-réunionnais, ces jeux de correspondances sont relativement stricts. Il existe certes des variantes individuelles, familiales et régionales, mais celles-ci ne changent pas fondamentalement les principes de base qui régissent le système dans son ensemble. Les musiciens parlent d’une trentaine de battements de tambour, nommés bagèt (« coup de baguette », « rythme ») en créole réunionnais. Certains battements renvoient à des actions rituelles ou des moments rituels, comme le bagèt amar kap, joué lorsque le drapeau d’un temple est hissé, lorsque le bracelet rituel (kap, du tamoul kāppu) est attaché autour du poignet des dévots, ou encore lorsque les pénitents marchent dans le feu. D’autres battements renvoient à des divinités du panthéon (bagèt Pandialé, bagèt Karli, bagèt Mardévirin, etc.) et deux versions : avsion (jouée lors des offrandes adressées à une divinité) et adi (jouée lors de l’invocation de cette même divinité). Ainsi trouve-t-on, par exemple, deux bagèt Karli : avsion Karli et adi Karli.
Un battement de tambour, un bagèt, est donc bien plus qu’un simple accompagnement rythmique. Dans sa version avsion, il participe à la diversité et l’abondance des offrandes ; dans sa version adi, il favorise la descente de la divinité dans la statue qui la représente ou dans le corps du possédé.

Structurer le temps rituel
Ces correspondances entre battements de tambour et phases rituelles ou battements de tambour et divinités créent aussi une trame sonore qui permet de marquer musicalement le temps rituel – tout battement, changement de battement ou absence de battement renvoyant de fait à une situation précise. Autrement dit, l’enchaînement des battements de tambour, de même que leur arrêt et leur reprise, vient souligner la structure globale du rituel et, avec elle, sa cohérence interne.
William Tallotte
Photo 1: Orchestre de tanbour malbar avec un sati (à gauche) et un morlon (à droite). Temple Pandialé de Primat, procession des divinités, novembre 2019.
