Les secrets d'un tube #5
P'tite case en paille
publié par
Fanie Précourt
31 mars 2023


Ça commence avec des frottements, puis du contretemps, suivi d'un sifflement avec derrière, au fond, tendez bien l'oreille, un piano qui danse. Non, vous n'êtes pas dans un "barrio" (un quartier) de Buenos Aires mais dans un de ces petits coins de La Réunion où l'on vit bien même si on a huit fois rien. Le génie de "P'tit case en paille" commence là : dans son tempo chaloupé, son intro doucereuse, son piano façon latino et, forcément, de la trompette entre les refrains.
L'histoire ? Celle du bonheur simple d'un jeune couple qui s'installe dans une case en paille, comme des milliers d'autres dans La Réunion des années 60, avec des rêves d'enfants qui grandissent, de nuits d'amour éternel, dans les odeurs de géranium et de vanille. Et tant pis si on n'a pas toujours du boulot : on se passera de poulet, on se contentera de maïs et d’un bouillon brède. Et monsieur ira gratter la terre chez beau-papa. Voilà, dans cette case en paille, on vivra sans soucis tant qu'on a la santé. Rien de plus simple.
Rien de plus simple ? À d'autres ! Car musicalement, ce morceau est un petit bijou d'accords mineurs, de septièmes ou neuvièmes augmentées avec, en fin de refrain, un retour au Do Majeur si rassurant. Pour ceux qui n'y connaissent rien en musique, disons que ce morceau est diablement malin pour vous mettre trois mélodies en tête au lieu d'une seule. Et qu’il montre, écoute après écoute combien ce bon vieux séga réunionnais est d’une modernité folle et d’une profonde richesse musicale.

Fred Espel, le papa de « P’tit case en paille » deviendra l’un des plus grands messieurs de la musique réunionnaise, fêtant ses soixante ans de carrière en 2022, année où il fait la Une des journaux pour... le vol de son violon (et de deux guitares). Son magnifique violon bleu (en vérité, il en a plusieurs, de plusieurs bleus, mais chut...) qui fait partie de la « marque » Fred Espel, inspiré des instruments de son idole absolue, Jean-Luc Ponty, dont il possède tous les vinyles, dans son atelier d’architecte des Camélias. Architecte et musicien, voilà la double vie de cet homme de 84 ans qui peut passer des heures à vous raconter son parcours... sans jamais se la raconter.
« P’tit case en paille, on est à la fin des années 60, je suis rentré de Diego Suarez, à Madagascar, où j’ai passé deux ans à jouer dans des orchestres, je fais partie du Club Rythmique de Jean-Jacques Cladère avec, au chant, Michel Adélaïde, raconte Fred. Mais attention, cette chanson, comme toutes les autres, ce n’est pas une demi-heure fulgurante : c’est des heures, parfois des jours, de travail à la recherche du bon mot, du bon accord, du bon arrangement ». C’est chez Jackman, la maison de disque propriété de Cladère, que sort ce 45 tours (Jackman 466104). La chanson devient incontournable dans les bals où se produit le Club Rythmique, comme d’autres également signées par Fred Espel : « Pêcheurs quat’sous », « Compère chinois », « Bal la poussière », « Zavocats marron »...

Né dans la famille Arlanda, donc plongé dans la musique depuis tout petit, l’auteur-compositeur est d’abord un curieux, touche-à-tout, expérimentant le jazz, le blues, fasciné très tôt par les orchestres et les singuliers personnages qui les portent, comme celui de Julien Vauzelle où il a commencé ou celui d’Armand Tropina, qui reste son grand ami aujourd’hui.
Puisque nous parlions de frottements en tout début de cet article, on n’ose imaginer combien de frotti-frotta-et-plus-si-affinités Fred Espel et son violon bleu ont provoqué en six décennies. À l’image de « P’tit case en paille », une bonne partie de son répertoire est inséré dans le patrimoine réunionnais pour des décennies et quelques éternités. Avec, finalement, une logique : son violon est bleu comme le saphir et lui, c’est un orfèvre.
David Chassagne
Paroles et partition

Paru dans la presse
