Les secrets d'un tube #3

Grillées, grillées pistaches

publié par

Fanie Précourt

31 mars 2023

image 1
Grillées, grillées pistaches, Pierrette Payet et Henri-Claude Moutou accompagnés par Les Plays-Boys

Trois fois rien suffisent à écrire un bon séga. En, trois fois rien, c'est vite dit. D'accord, ce "Grillées, grillée pistaches" repose sur une situation toute simple : on est au cinéma Plaza de Saint-Denis et c'est tellement bon d'acheter une pinte de pistaches grillées! Mais cette chanson en dit long sur la fonction qu'a longtemps eue le séga dans l'espace populaire réunionnais: celle d'une chronique de la vie quotidienne, alliant toujours tendresse et humour, avec pour objectif avoué, totalement assumé, de faire danser dans les bals et les fêtes.

Des pistaches grillées donc - qui, en français, ne sont pas des pistaches mais des cacahuètes. C'est bon quand c'eset bien chaud, nous dit la chanson. Monsieur, achètes-en une petite pinte pour faire plaisir à Mamzelle - la pinte étant du contenu d'une petite boîte de conserve, une "moke en tôle". Mais attention aux vertus laxatives de cette arachide !

Jules Arlanda à la contrebasse (Coll. Takamba Fonds PHOI)
Jules Arlanda à la contrebasse (Coll. Takamba Fonds PHOI)

Cette chanson d'apparence anodine est l'œuvre de deux grands personnages de la musique réunionnaise des années 60, 70 et suivantes. Au texte, Louis Jessu, militant culturel connu pour être l'un des premiers auteurs de théâtre en langue créole. À la composition, l'immense Jules Arlanda, accordéoniste et contrebassiste, mélodiste hors pair, à l'origine de certains des plus grands airs de la musique populaire réunionnaise mais aussi chef de l'orchestre "Les Play-Boys" qui ont fait les belles heures du fameux Hôtel de l'Europe.

L'orchestre les Plauy-Boys en 1969, constitué (de gauche à droite) de Gérard Ginchard, Elie Ducap, Narminee Ducap, Jules Arlanda, Sully Ducap, Louis Decotte et Bernard Brancard (Coll. Takamba, Fonds PHOI)
L'orchestre les Plauy-Boys en 1969, constitué (de gauche à droite) de Gérard Ginchard, Elie Ducap, Narminee Ducap, Jules Arlanda, Sully Ducap, Louis Decotte et Bernard Brancard (Coll. Takamba, Fonds PHOI)

   

"Ces musiciens étaient incroyables, se souvient aujourd'hui Henry-Claude Moutou, à qui avait été confié l'interprétation de la chanson. Ils savaient jouer tous les styles de musique, reproduisaient rigoureusement à l'identique les twists, jerks, slows et succès de la chanson française qui passaient à la radio où que l'on écoutait sur disques. Les enregistrements, eux, se faisaient sur une piste, directe. Au premier canard, on arrêtait tout et on recommençait".

C'est précisément dans ces conditions que se déroule donc l'enregistrement de "Grillées, grillées pistaches", "dans les studios de l'ORTF pour le compte de la société Soredisc dirigée par M. Fen-Chong", poursuit le chanteur, aujourd'hui professeur de guitare jazz au Conservatoire. Sur la pochette du 45 tours figure un jeune homme souriant, portant fine moustache et montre au poignet. À côté de lui, une jolie jeune dame créole aux longs cheveux.

Henry-Claude et sa soeur Marie-Armande Moutou (Coll. Takamba, Fonds PHOI)
Henry-Claude et sa soeur Marie-Armande Moutou (Coll. Takamba, Fonds PHOI)

   

Lui, c'est donc Henry-Claude Moutou, elle Pierrette Payet qui chante sur les trois autres titres du disque mais pas sur nos "Pistaches". "C'est ma sœur aînée, Marie-Armande, qui faisait les chœurs". Henry-Claude et Marie-Armande un duo artistique inséparable, encore aujourd'hui.

"A l'époque, on était encore presque des gamins, je devais avoir 16-17 ans", rit Henry-Claude - on peut donc en conclure que le disque est sorti vers 1972. "C'était inimaginable pour nous, marmailles de Sainte-Clotilde, de nous retrouver à enregistrer des chansons avec des artistes célèbres à la grande ville. Imaginez-vous que Sainte-Clotilde, en ce temps-là, c’était la campagne, avec des cases en paille, et Saint-Denis nous paraissait très loin alors que c'est juste à quelques kilomètres !"

Mais il se trouve que le frère et la sœur Moutou, en ce temps-là, fréquentent le foyer des jeunes de Sainte-Clotilde, "créé par le curé et les paroissiens. C'est le lieu qui faisait le lien entre l'école et la case. Les gens venaient danser à la boum du dimanche après-midi, on y participait à des radio-crochets. Nous, on baignait un peu dans la musique : notre maman chantait du Rina Ketty et du Patachou, un tonton jouait de l'harmonium à l'église, un autre jouait du banjo et mon frère jouait de la guitare, il faisait partie des premiers yé-yé de La Réunion", sourit Henry-Claude.

Heureux hasard : "Loulou" Jessu habite à quelques centaines de mètres de là et informe "Julot" Arlanda que deux petits jeunes ont un joli grain de voix. "Alors on a été entourés par Maxime Laope, Rolland Raelison, Benoîte Boulard, Jean-Claude Thévenin… Ils étaient tous très bienveillants, protecteurs". Les Moutou enregistreront plusieurs de ces 45 tours 4-titres qui se vendaient à l'époque comme des petits pains.

La chanson "Grillées, grillées, pistaches", elle, entrera vite dans le répertoire des bals et autres festivités. Et bien plus tard, dans les années 80-90, une autre "Griller pistache" surgira sur les ondes. Ecrite et chantée par Jean-Pierre Boyer, elle raconte la vie d'un vendeur de pistaches sur les plages de Saint-Gilles. Rien à voir, donc, avec le cinéma Plaza de Saint-Denis des années 60. Quoique… la mélodie du refrain nous rappelle quand même un petit quelque chose... 

David Chassagne

   

Partition extraite de
Partition extraite de "Jules Arlanda, mon île y chante", Réunion, Takamba, 2002

   

Retrouvez plus d’informations sur Jules Arlanda, Louis Jessu et cette composition dans « Jules Arlanda et ses interprètes » CD Takamba Taka 030

Pochette CD Takamba Taka 0306, édité par le PRMA en 2006.
Pochette CD Takamba Taka 0306, édité par le PRMA en 2006.

Disponible ici